mardi 11 décembre 2007

L'un e(s)t l'autre - suite et fin

Quand Heylel arriva près des majestueuses grilles de l’enfer, celles-ci se mirent à fondre. La chaleur devenait intolérable. Lui seul, terrible et majestueux dans sa colère semblait ne rien remarquer. La longue file des humains s’était égaillée en tous sens à son approche et Lilith elle-même se fit toute petite, derrière son immense bureau. Sans s’arrêter et sans un mot, le maître des enfers se rendit dans la Salle du Trône. Il y fut rejoint presque instantanément par Rhadamanthe. Ce dernier était une curiosité en enfer. Il n’avait rien de commun avec les autres diables. Il n’était pas mauvais … il n’était pas bon non plus. Il avait simplement choisi de vivre dans les profondeurs infernales, car c’est là qu’il se sentait chez lui. Aucun autre ne pouvait se flatter d’avoir autant que lui la confiance de Heylel (si tant est que Heylel sache encore ce qu’est la confiance). En tout cas, il l’avait établi Juge des Enfers et c’est lui qui décidait du devenir de tous les damnés importants que lui envoyait Lilith. Et Rhadamanthe s’adonnait à son travail, sans état d’âme aucun, mais également avec la plus grande neutralité. Il savait reconnaître la valeur d’une âme, comme s’il l’avait pesée. Satan lui demanda de réunir immédiatement les grands démons et, efficace comme toujours, Rhadamanthe les rassembla, râleurs et inquiets, en un temps record. L’atmosphère dans la Salle du Trône était à couper au couteau.

Chacun s’attendait à une colère monstrueuse, qui ferait trembler l’enfer sur ses fondations, ou pire une de ces rages froides, au cours desquelles, Satan donnait la pleine mesure de sa puissance. Pourtant ce fut un Heylel souriant qui entra dans la salle et s’assit sur le trône. Il les regarda un à un, s’attardant sur les visages, fouillant les regards. Mais la lueur amusée dans ses yeux ne les rassurait pas du tout et son silence ne laissait rien présager de bon. Quand il parla enfin, sa voix était douce, presque gaie : « Je vous félicite mes amis, vous vous êtes montrés parfaitement dignes de votre mission, en mon absence. Si vous avez d’autres bonnes idées de ce genre, ne vous gênez pas. J’ai vu que nous aurons bientôt une foule de nouveaux arrivants. Je compte sur vous, pour gérer cet afflux au mieux. » Il les congédia sur ces quelques mots et ils se retirèrent mal à l’aise, décidant de se faire oublier pour quelques temps en attendant de voir clairement quelles étaient les intentions du Maître. Heylel se rendit dans son bureau, s’installa confortablement dans son fauteuil de cuir noir, peaufina en souriant son plan, puis tendit la main vers le téléphone.

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Du haut de son nuage rose préféré, Yeshua regardait tristement le monde. Depuis sa création, il n’avait cessé d’être une source de tracas et de travail. Et voilà qu’une fois de plus tout allait mal. Oubliant sa légendaire bonne humeur et faisant fi de sa bonté naturelle, Yeshua claqua la porte de son bureau et s’enferma à double tour. Dans le tourbillon de ses sentiments furieux, il se revit aux origines faisant un avec son jumeau Heylel. Et puis, on ne sait d’où, étaient apparues des pensées et ils avaient découvert qu’en les laissant s’agiter, puis mûrir ces pensées prenaient forme et se matérialisaient. Ils y avaient pris un plaisir énorme et c’est ainsi que l’univers prit peu à peu forme. C’était un jeu passionnant et d’autant plus amusant, qu’ils constataient à chaque fois que leurs pensées étaient en fait uniques ou complémentaires. Quand Yeshua a ainsi laissé grandir en lui la pensée de l’eau, sachant déjà qu’elle serait plurielle, mais imaginant d’abord les océans avec leurs vagues, leurs marées, leur profondeur, leur mystère, Heylel pensait sources et ruisseaux et rivières et fleuves. Et dans un grand éclat de rire ils avaient formulé en même temps l’idée des lacs et des étangs. Oh oui, cela avait été plus que passionnant, c’était tout simplement génial, et l’éternité ne leur semblait pas assez longue pour ce jeu là. Le point d’orgue de cette période ludique avait été le Jardin. Non seulement ils avaient réussi à y mettre toutes les belles choses qui avaient déjà été crées, mais ils avaient fignolé, affiné, embelli … Comment oublier la naissance d’une goutte de rosée ou l’éblouissement d’un rayon de soleil, qui tel une fine pluie d’or joue dans une frondaison mouvante. Comment oublier l’apparition du premier arc-en-ciel et l’élégance du saule devenu pleureur. Yeshua souriait en évoquant ces souvenirs là. Le changement avait commencé, imperceptible, quand dans leur esprit étaient nés les anges. Contrairement aux astres ou aux saisons, ces êtres de lumière à leur image, étaient devenus des compagnons. C’est vers cette époque là que pour la première fois, l’âme pensante de Yeshua et Heylel n’avait plus été unique. L’un voyait les anges comme de simples créatures capables de se mouvoir, de réfléchir et d’exécuter des ordres, l’autre les considérait comme une création à part et promise à de hautes tâches … et soudain, ils s’étaient retrouvés dans deux corps différents. Cela les avait beaucoup amusés d’être devenus doubles. Et ils trouvaient tout deux que cela enrichissait beaucoup leur existence. Les monologues intérieurs étaient devenus dialogues. Les longues séances de création se terminaient par des jeux dans le Jardin ou sur une plage. Les soirées se prolongeaient à regarder apparaître les étoiles en buvant un verre de vin. Si le bonheur n’existait pas encore, ils venaient de l’inventer…

Un jour naquit en Yeshua l’idée de peupler la planète Terre. Et pour la première fois Heylel fut jaloux. Quel besoin son frère avait-il de créer encore de nouveaux êtres. Les anges ne suffisaient-ils pas ? Quand Yeshua pensa à l’immense bouleversement qui avait suivi, il se demanda encore pourquoi, tous les deux, ils avaient préféré leurs idées à l’amour fraternel. Comment concevoir aujourd’hui qu’il ait pu exister quelqu’un ou quelque chose qui avait plus d’importance que Heylel, son double, son autre lui-même. Et même si les deux frères s’étaient rapidement et définitivement réconciliés, le bien et le mal avaient fait leur apparition et n’avaient plus pu être bannis de l’univers. Et … Heylel habitait désormais en enfer, loin de Yeshua. Ce dernier se rendit compte, que depuis ce moment là, il n’avait plus vraiment eu l’esprit joyeux. Rien de ce qu’il avait fait n’avait pu colmater la faille. Quand les humains s’étaient tournés vers d’autres dieux, il s’était mué en Trinité, le père, le fils et l’esprit. Mais l’esprit n’était plus vraiment là, depuis le départ de Heylel. Et pour la première fois, Yeshua se sentit las. Très las. Il resta encore un moment dans son bureau, à mettre au point son plan, puis se décida à appeler Elle et les trois archanges, quand le téléphone tinta discrètement.

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Quand il entendit la voix de Yeshua, qui répondait d’un simple « Oui », à l’autre bout de la ligne, Heylel se sentit si heureux, qu’il sut immédiatement que sa décision était la bonne. Lui aussi avait beaucoup réfléchi, mais contrairement à son double céleste, ses pensées habituellement sombres avaient cédé le pas à une joyeuse attente. Il s’était senti libéré d’un poids. Comme si un énorme rocher devenait sable et s’écoulait tout doucement … le mal peut-être ? Comme si la puissance qui l’étouffait, devenait invisible et inconsistante … Les ors et les ténèbres de l’enfer lui paraissaient soudain laids et insupportables. Il savait, tout son être savait que sa place n’était pas là. « Yeshua », il cria presque son nom. « Dans quelques heures, je serai dans le Jardin … pour toujours … si tu le veux … ou ailleurs … » Yeshua se sentit soudain léger aussi et sourit. Encore une fois, il dit simplement « Oui » et raccrocha.

Ravi de ce qu’il préparait, Satan appela Rhadamanthe et Samael. D’une voix posée il leur expliqua qu’il allait tout simplement disparaître des enfers, abandonner son rôle de Satan, de grand méchant, de tentateur, de séducteur sombre. Et devant leurs regards totalement ébahis, il se mit à rire, d’un rire d’une gaieté folle, un rire tel que les profondeurs infernales n’en avaient jamais entendu. Il leur dit aussi ce qu’il attendait d’eux. Quitter son empire était une chose, mais le laisser en proie à l’anarchie en était une autre. Heylel instituait Rhadamanthe Juge Suprême des Enfers : il voulait une personnalité forte et équilibrée pour lui succéder, capable de tenir tête aux grands démons, même s’il n’était pas doué des mêmes pouvoirs que lui. Quant à Samael, qui était un peu son préféré, il le destinait à être le nouveau Prince de la Géhenne et l’époux de la belle Lilith. Une nouvelle génération de démons naîtrait … Il savait fort bien qu’il jouait ainsi un très mauvais tour aux Grands de son royaume. Lors de sa réflexion un peu plus tôt, il avait soudain repensé à une phrase prononcée par une femme et entendue par hasard alors qu’il observait les humains avec Heylel : « La méchanceté me fait peur, quand elle s’allie à la bêtise … » et une voix masculine lui avait répondu : « La méchanceté est bien plus inquiétante quand elle est alliée à l’intelligence … » Cela l’avait fait sourire et avec beaucoup de malice il avait décidé d’inventer un ultime défaut avant de partir. Il allait endormir la colère de ses lieutenants avec des titres bien ronflants … la vanité … quel joli mot, pour un joli péché …

Heylel fut plus magnifique que jamais pendant la cérémonie de passation de pouvoirs. On ne voyait que lui. Sa beauté sombre portait en elle tous les chefs d’œuvres que la terre ne verrait jamais : une Vénus de Milo en ébène, un Taj Mahal en basalte, un Kohinoor fumé …

Ainsi donc Léviathan devint le Maître des Océans et le Prince des Menteurs, Baal devint Général des Armées Infernales, Asmodée devint Archi Démon et Astaroth fut nommé Prince des Trônes et Trésorier des Enfers. Belzebuth boudait ferme dans son coin, car Heylel le faisait attendre … mais un coffre rempli d’or et le titre de Chef Suprême des Démons le remirent d’aplomb. Heylel se demanda combien de temps, ils mettraient pour se rendre compte que leurs titres et les pouvoirs qui s’y rapportaient, interféraient légèrement les uns avec les autres. Mais cela ne faisait plus que l’amuser. Il jeta un dernier regard sur ce qui avait été sa vie pendant une petite éternité et passa une ultime fois la lourde grille, le pas et le cœur léger …

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Dans le grand bureau de Yeshua régnait la consternation. Elle, l’ange préférée du Seigneur le regardait d’un air incrédule, Michel flamboyait de colère, Gabriel désapprouvait ouvertement et Raphael pensait qu’il fallait aller chercher Pierre. Yeshua acquiesça en souriant. Evidemment, à l’arrivée de Pierre, la situation ne s’arrangea pas. Les récriminations reprirent de plus belle. Mais Yeshua resta déterminé. Il abandonnait les cieux à leurs bons soins, il les savait capables de s’occuper du monde et des âmes. Il leur faisait confiance. Lui, il s’éclipserait discrètement. Sa décision était irrévocable. Il dut résister à maints assauts. Leurs arguments étaient redoutables, mais il tint bon. Doucement, Elle lui fit remarquer qu’il pouvait continuer à vivre dans le Jardin et qu’on ne ferait appel à lui qu’en cas d’extrême urgence. Mais tout aussi doucement, il refusa. Il prit beaucoup de temps pour mettre en place avec eux les moindres détails, pour les encourager, les conforter, les réconforter. Il leur assura qu’une partie de lui serait toujours avec eux. Il n’y eu pas de cérémonie. Yeshua arpenta les cieux et bénit chacun de ses anges, l’assurant de son amour. Puis quand Heylel arriva, ils se retirèrent tous les deux dans le Jardin.

Nul ne fut témoin de leurs retrouvailles, mais ce jour là naquit quelque part au fin fond de l’univers une petite planète parfaite. L’éternité y coule comme une source sur de jolis cailloux polis. Il s’y crée de petits miracles comme les ailes poudrées d’un papillon ou le parfum d’une rose. Il y flotte comme une brise impalpable de quelque chose qu’on pourrait nommer la paix ou le bonheur … On y entend le rire de Yeshua et de Heylel …

*Note :

Heylel : mot hébreu pour Etoile du Matin, traduit plus tard en Lucifer, porteur de lumière.

Yeshua : nom hébreu de Jésus. A l’origine j’avais pris Yahvé ou Jehovah. Pour diverses raisons, dont l’une est la consonance avec Heylel, j’ai choisi de garder Yeshua.

Merci de tout cœur à l’ami patient et érudit, qui m’a aidée à mettre un peu de cohérence, sinon théologique, du moins sémantique, dans ce petit texte et qui m’a encouragée à le terminer.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Très belle nouvelle =)
Je suis friand j'en veux encore ^^

C'est marrant ce que j'ai lu dans ces lignes me rappel brièvement des souvenirs de role play sur un jeu :)

lady_en_balade a dit…

C'est sympa d'avoir pris le temps de lire ce long conte, Mano. Et je suis ravie que ça te plaise. Ce n'est pas tout à fait orthodoxe et va à l'encontre du manichéisme courant, mais j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette histoire...

Anonyme a dit…

Je suis positivement soufflé, texte long en effet et pas facile à lire sur l'écran, mais texte qui se laisse lire agréablement. J'ai aimé, il y a parfaitement matière à roman en développant les intrigues et les personnages. L'enfer est-il si semblable à la vie de tous les jours ?! Merci à toi de nous avoir partagé ce texte.
Amitiés

lady_en_balade a dit…

Merci Yves, à la fois de ton passage et d'aimer ce texte qui compte pour moi ...
Je suis intimement convaincue que nous portons tous notre ciel et notre enfer en nous ... :-)