samedi 29 décembre 2007

Journal de bord



Par delà les océans, comme en lointain écho à Lettre à un fantôme ... voici un extrait du Journal de bord d'un damné des mers ...


Vendredi 8 août

Ce matin la mer est calme. J’ai pu me reposer quelques heures depuis l’aube. Comme par miracle, ma cabine est restée sèche. Les livres de bord n’ont pas souffert.

J’ai affronté pendant dix jours une des pires tempêtes d’hiver que j’ai connues. Des murs d’eau se dressaient autour de moi, et les vents étaient d’une violence inouïe. Pas un instant de répit. Le Cap me souhaite toujours la bienvenue à sa façon …Le bateau a gémi et craqué de toutes part, mais il a tenu bon. Tout comme son capitaine …

Je boirais bien un verre de rhum à ma santé. Dans une autre vie, j’avais quelque chose à fêter aujourd’hui.

Dimanche 10 août

Le ciel est la réplique de l’eau. Petite houle blanche sur fond bleu.

Se tenir à la barre est un plaisir de roi. Elle aimerait cela aussi. Elle a appris à aimer la mer avec moi… Qu’elle était belle, cheveux au vent, derrière cet immense gouvernail. Comme j’aimais me tenir derrière elle, l’entourant de mes bras, posant mes mains sur les siennes, comme pour la guider et lui murmurant des secrets de marin à l’oreille, qui bientôt devenaient des mots d’amour… Elle me manque tant. Et pourtant elle est là, ange gardien invisible d’un vaisseau fantôme et d’un damné courant les océans.

Dimanche 17 août

Calme plat. Je fais les cents pas sur le pont. Je me remplis les yeux de bleu. J’aimerais dormir …Rêver d’elle …

Samedi 30 août

De l’azur pendant des jours et des jours. Et puis soudain les brouillards. Pas les brumes légères qui dansent sur l’écume des vagues certains matins de printemps, non une soupe de pois épaisse, gluante, qui collait le navire à la mer grise comme si les éléments ne voulaient plus le relâcher. Un crépuscule humide et mortuaire qui a duré six jours et six nuits.

Mais elle était là, avec son sourire lumineux, sa main apaisante sur mon front impatient. Sa présence légère a tenu tête au brouillard … m’a empêché de devenir fou …

Lundi 15 septembre

Toujours peu de vent. Je croise au large des côtes africaines ou plutôt je fais du sur-place. Si j’avais une cargaison à bord, je piafferais d’impatience dans de telles conditions de navigation … mais on ne m’attend nulle part … il n’y a que l’océan, le bateau et moi … et cet espoir irraisonné, qu’elle, elle m’attende …

Mais comment croire que je suis toujours dans son cœur et ses pensées. D’autres hommes lui font sûrement la cour, s’empressent autour d’elle, l’invitent, la désirent. J’aimerais croiser leur route, les défier, leur faire rendre gorge. J’aimerais les effacer de sa mémoire.

Seigneur, mon éternel combat avec la mer ne suffit-il pas à ma malédiction ? Faut-il encore que mon cœur et mon âme soient ravagés par la souffrance ?

Mardi 23 septembre

Un banc de dauphins m’accompagne depuis ce matin. Ils jouent, sautent, rient dans les vagues. J’imagine sa joie si elle pouvait les observer …

Dimanche 5 octobre

Les jours se suivent, tous semblables. Je me demande pour qui je tiens ce journal. Discipline stupide de marin …

Jeudi 16 octobre

Toujours rien !

J’ai passé la nuit allongé sur le pont à regarder la voute étoilée. Chacune me faisait penser à elle … si attirante … si lointaine … Quelque part juste au-dessus de moi, scintillait sa constellation, la plus brillante de l’hémisphère sud. J’avais l’impression qu’elle m’attirait, que je flottais vers elle. J’aurais du lui apprendre le ciel nocturne, ainsi nous pourrions parfois regarder les mêmes étoiles …

Dimanche 19 octobre

Si mes calculs sont exacts … et ils l’ont toujours été, j’ai franchi l’équateur aujourd’hui …

Vendredi 31 octobre

La mer grossit, des nuages menaçants viennent du large, nous allons encore essuyer un grain. Combien de temps encore ce rafiot tiendra-t-il tête aux tempêtes ? Combien de temps voudra-t-elle bien prier pour nous ?

Lundi 2 novembre

Aucun répit jusqu’à ce jour. Les vents et les vagues attaquaient de toutes parts. Les nues étaient si sombres et si basses et la pluie si violente que j’ai l’impression de sortir d’une longue nuit. Une nuit qui aurait lâché toutes ses furies. Une nuit proche de l’enfer …

Quand donc viendra la rédemption ? Quand pourrai-je la retrouver ? Pourquoi le temps a-t-il encore une importance pour le damné que je suis ?

Samedi 15 novembre

Une tortue de mer m’a accompagné pendant plusieurs heures. Quel bonheur de voir se mouvoir une créature vivante … J’aurais aimé l’attraper pour la lui offrir. Elle l’aurait relâchée bien sûr, mais j’imagine si bien son sourire en recevant ce cadeau insolite …

Dimanche 30 novembre

Je me suis réveillé avec l’impression qu’elle était là, à mes côtés. J’ai sauté sur mes pieds comme un fou, avant de réaliser que j’avais dû rêver. Mais rien n’a pu altérer ma bonne humeur. Pour la première fois depuis des mois, des années, je me sens léger, comme si l’air était plus pur, le soleil plus clair et l’océan plus bleu. Je me sens prêt à affronter tous les ouragans et tous les monstres marins … je me sens invincible …

Lundi 8 décembre

Je suis à la barre depuis le point du jour. Un jour particulier. Dans l’aurore incertaine, j’ai cru apercevoir une terre au loin. J’ai cru être la proie d’une illusion, mais deux heures plus tard la terre était bien visible, droit devant moi. J’ai une sorte de fièvre chevillée au corps. Des oiseaux accompagnent le bateau. A midi, la barre ne répondait plus et j’avançais toujours droit vers la terre. Alors un espoir insensé s’est emparé de moi. Aujourd’hui serait-il LE jour ? J’ai sorti ma plus belle chemise blanche du coffre de ma cabine et je suis allé m’installer à la proue. J’ai le vertige. La terre approche, le bateau file droit vers une anse. Je sais qu’il va s’y arrêter. Je reviens écrire ces mots dans le Livre de bord. J’y mets toute mon âme, toutes mes espérances. J’ai vu au loin, une femme en robe blanche. Elle était immobile, tournée vers le bateau. Je vais mettre la chaloupe à la mer et ramer de toutes mes forces … vers elle, vers mon amour, vers le bonheur … c’est là mon espoir …



vendredi 28 décembre 2007

J'ai peint des ombres à tes nuages


J’ai peint des ombres à tes nuages

Et ils ont versé quelques pleurs,

Tu as mis mes papillons en cage

Dans les oubliettes de ton cœur,

J’ai voulu danser sur les mirages

Ils se sont transformés en peurs,

Tu as gommé toutes nos images

Mettant à nu la douleur,

J’ai semé l’oubli dans ton paysage

Et tu l’as cueilli comme une fleur.

mardi 25 décembre 2007

Les étoiles naissent au fond des coeurs


Les étoiles naissent

Au fond des cœurs,

D’une petite lueur d’espérance,

Puis prennent leur envol

Dans la nuit ...

Il suffit

De la caresse furtive d’un ange

Pour leur donner

Leur éclat d’éternité ...

lundi 24 décembre 2007

Belles fêtes de Noël


(Nativité de Botticelli)


Tout d'abord, ami(e)s des Bulles et des Mots, j'aimerais vous remercier pour votre fidélité, votre indulgence et votre amitié.
J'aimerais aussi vous souhaiter à toutes et à tous, une belle fête de Noël.
Un Noël chaleureux et serein. Un Noël où l'amour, la paix et le partage tiennent davantage de place que le clinquant commercial.

vendredi 21 décembre 2007

Jardin secret


Jardin secret

Le cœur est un jardin secret,

Un refuge sauvage et discret,

Profonde forêt de légende,

Mystérieuse comme Brocéliande,

Pleine de sentiments foisonnants,

De folle douceur et de tourments.

Parfois, lorsque l’âme s’y repose,

Bercée par le parfum des roses,

Elle s’abandonne au charme léger

D’un rêve irisé, passager.

Parfois aussi, un sentier sombre

La laisse aux abois et dans l’ombre.

L’amour y sème dans plus d’un coin,

Les fleurs enchantées du jardin

Et donne envie de s’attarder,

De butiner, de musarder …

Ou d’entrer dans le tourbillon

Des pétales pourpres et rouge-passion.

Les feuilles des arbres tutélaires

Jouent une symphonie en vert

Et le soleil y glisse sans fin

De petits rayons clandestins,

Qui agacent par leur fantaisie

Les noirceurs de la jalousie.

Il arrive que de gris nuages,

Cachent cet Eden de leur ombrage,

Mais sous la lune et les étoiles,

Il retrouve une beauté sans voile,

Ce jardin secret de mon cœur,

Refuge, discret de mon bonheur.

jeudi 20 décembre 2007

Ecouter du blues la nuit


Ecouter du blues la nuit,

Danser aux franges de l’infini,

S’égarer dans les notes

Quand il n’y a plus de mots,

Oublier qu’il existe des étoiles,

Au-delà de cette brume diaphane

Qui voile même l’obscurité,

De gris …

Ecouter du blues la nuit,

Flirter avec les profondeurs,

Abysses des océans et de l’âme,

Flotter entre embruns et néant,

Suivre vents et chimères,

Echouer sur toutes les grèves,

Perdre une à une ses illusions

A regret …

Ecouter du blues la nuit,

Sourire à travers les larmes,

- Aquarelle salée en clair-obscur -

Inventer des arcs-en-ciel irisés

Quand les nuages s’obstinent,

Se souvenir des papillons,

Réveiller tout doucement l’espoir

Et le rêve …

mardi 18 décembre 2007

Insomnie


Fuyant du sommeil l’oubli,

Il tisse, solitaire, la soie de ses rêves,

S’enlaçant à la mélancolie,

Qui monte en lui comme une sève…

Il contemple la nuit,

Le regard perdu dans les étoiles.

Complice, la lune lui sourit,

Vaporeuse, sous un léger voile.

Elle lui murmure que dans un ailleurs,

Un autre regard

Se lève avec ferveur,

Vers son éclat blafard.

Il sourit dans l’ombre

Et une vague de douceur

Eparpille les taches sombres

Qui encraient son cœur.

Il revoit ces yeux,

Lacs de tendresse…

Plongés dans les mêmes cieux,

Ils adoucissent sa tristesse.

Il se laisse glisser

Vers les abîmes de son âme,

Se risquant à esquisser

Une vague silhouette de femme.

Lointaine et floue, elle danse

Une valse à l’air triste

Et sa main en transparence

Effleure le pianiste.

Il voudrait la retenir,

La rassurer d’un baiser,

La sentir frémir

Sous sa bouche épuisée.

Les souvenirs se font tourbillon,

Envahissent ses pensées

Et un vol de papillons

Assaille son cœur insensé.

Les ténèbres bruissent

De mots et d’images,

De vieilles histoires surgissent,

Forçant un passage.

Il ferme les yeux,

Son cœur tangue et bat la chamade

Emouvant et gracieux,

Comme un voilier qui s’évade.

Soudain vers l’Orient,

Une première traînée nacrée

Teinte le firmament

D’une lueur éthérée.

Jour … la nuit se délite,

La raison s’affermit …

Mais l’émoi vit et palpite

Dans le cœur de l’homme enfin endormi.

samedi 15 décembre 2007

Je n'ai que ma douceur


J’aurais aimé être une fée

Attentive à tes souhaits

Légère et bienveillante

Indulgente et souriante.

J’aurais aimé être une muse

J’aurais voulu que tu abuses

De mes dons d’inspiratrice

De ma folie créatrice.

J’aurais aimé être une pirate

Magnifique et scélérate

Qui t’aurait pris en otage

Pour des croisières sauvages.

J’aurais aimé être un ange

Lumineux et étrange

Garde du corps clandestin

Qui veillerait sur ton destin.

J’aurais même été hétaïre

Gardienne de tes désirs

Complice de tous tes jeux

De tes plaisirs amoureux.

Mais je ne suis qu’humaine

Ni érudite, ni reine

Et pour gagner ton cœur

Je n’ai que ma douceur …

jeudi 13 décembre 2007

Eve avait de la chance

Un petit brin d'humour dans la grisaille hivernale ...


Ni princesse nordique, ni geisha,

Ni taille de mannequin, ni œil de chat,

Comment faire rêver un homme

Et lui faire croquer la pomme ?

Eve avait bien de la chance

Elle n’avait aucune concurrence.

Aujourd’hui les temps sont durs

Il faut des tas de pots de peinture,

Des fringues en pagaille,

Classe, sexy, voire canaille,

Et puis du sport, de l’entraînement,

Jusqu’à tomber d’épuisement,

Une crinière de lionne

Ou des mèches fashion

Et quand on s’est donné tout ce mal

On se rend compte que ce qui emballe

Le mec de nos pensées

Celui pour qui on s’est stressée

C’est de se vautrer sans arrière pensée

Devant la télé

Et de regarder vingt deux bouffons

Qui courent après un ballon rond.












mardi 11 décembre 2007

L'un e(s)t l'autre

L’un e(s)t l’autre …

Dans l’antichambre de l’enfer, Lilith la ravissante démone était fort occupée à passer une couche de vernis carmin sur les ongles de ses pieds. Elle regarda l’immense sablier qui se trouvait dans un coin de la pièce avec ennui. Il lui fallait absolument commencer à travailler ; les humains qui se pressaient devant l’impressionnant portail noir en fer forgé, étaient toujours les esclaves des horaires, ils ne savaient pas encore que l’éternité se riait du temps. Elle s’approcha de la grille et fit signe d’ouvrir aux deux diables qui la gardaient. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Le chemin menant à l’enfer était pris d’assaut par une armée de mauvais, que Pierre avait du se faire un plaisir de refuser là-haut. Elle eut un rire bref. Ce pauvre Pierre était vraiment fou à lier, il s’occupait de tout lui-même, examinait le cas de chaque mort. C’est tout juste s’il acceptait des anges assistants. Ridicule ! C’est comme si Astaroth ou Rhadamanthe eux-mêmes accomplissaient les formalités d’admission ici. A dire vrai, Lilith n’était pas surchargée de travail. Les refoulés du paradis arrivaient avec un dossier déjà complété et elle n’avait plus qu’à y apposer le sceau infernal avant de les remettre aux différents démons en charge des arrivants.

Elle retourna s’asseoir derrière son imposant bureau et la longue file d’attente se mit en branle. Certains avançaient en traînant les pieds, d’autres essayaient d’afficher un air goguenard. Elle souriait à chacun avant de tamponner son dossier. Elle savait que ce seul sourire inquiétait bien plus les futurs damnés que si elle les avait menacés.

L’un d’eux se plaignit d’une voix geignarde, que certains traînaient en chemin, se laissant dépasser par tout le monde ou faisaient semblant d’être épuisés et de ne plus pouvoir avancer. Elle lui répondit que cela n’avait aucune importance et il exigea de parler à son supérieur. Cela la fit rire franchement et sans lui répondre, elle le remit au démon qui l’attendait. Cela l’amusait toujours beaucoup de voir comment les humains se représentaient l’enfer. Certains essayaient simplement de nier son existence, mais la plupart croyaient encore dur comme fer au diable cornu, aux pieds fourchus, à la longue queue et aux traits repoussants. Elle s’imagina leur tête quand ils rencontreraient Heylel* pour la première fois.

Petit à petits les groupes se mirent en route derrière leur démon responsable. Certains prenaient d’immenses ascenseurs, d’autres descendaient par des couloirs plutôt sombres vers leurs nouveaux appartements. A part la chaleur, étouffante, et l’absence de voûte céleste, tout ressemblait beaucoup à ce qu’ils connaissaient sur terre. On montra à chacun sa chambre : petite, confortable et … noire, dans ses moindres détails. Puis on les rassembla dans un amphithéâtre immense en pierre basaltique. Quand l’impressionnant Mephisto fit son entrée, un silence pesant se propagea dans les rangs. Mephisto adorait jouer les personnages démoniaques : beauté perverse et sombre, yeux de braise, sourire ironique voire franchement sardonique, stature imposante, drapée dans une cape, il ne manquait jamais de faire son petit effet sur les humains. Sans attendre, il salua les nouveaux arrivants et leur expliqua leur future vie. Comme sur terre, ils auraient tous une occupation quotidienne, qui leur permettrait de subsister, car en enfer rien n’est gratuit. En dehors des heures de travail, chacun pouvait se distraire à sa manière. Interdits, les nouveaux damnés s’entre-regardèrent … ainsi il y avait donc des distractions en enfer ? Comme s’il n’avait rien remarqué, Mephisto enchaîna avec le brio d’un publicitaire : « Nulle part ailleurs, on ne vous proposera, ce que nous avons ici. L’enfer est un casino géant, un invraisemblable lupanar, une arène, un bûcher des vanités, une orgie romaine, un gigantesque champ de bataille … profitez en ! Dans une petite éternité, les meilleurs d’entre vous, pourront commencer leur formation de démons. Sur ce je vous salue. » Ignorant les visages perplexes, comme les questions qui fusaient, Mephisto s’enveloppa dans sa cape de jais et quitta la scène. Les mêmes démons que précédemment, rassemblèrent leurs groupes et les reconduisirent sans un mot à leurs chambres respectives, silencieuses comme des cellules, noires comme les ténèbres, chaudes comme un âtre.

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Très loin de là, dans un luxuriant jardin, débordant de fleurs, un homme incroyablement beau s’étirait voluptueusement au soleil. « Il fait si bon ici, tu devrais vraiment m’inviter plus souvent » dit-il en se tournant vers un second personnage, qui lui, paressait à l’ombre. Une voix étrangement semblable lui répondit : « Tu sais bien que si cela ne tenait qu’à moi … mais pour ménager la susceptibilité des archanges, j’attends toujours qu’ils soient absents. Michel est en vacances sur son Mont bien aimé. J’ai envoyé Gabriel comme messager près du pape, ce qui laisse présager une absence prolongée, vu les ergotages habituels et Raphaël s’applique à trouver une autre cachette pour les derniers rouleaux de Qumran, qui ont encore échappé aux archéologues … va comprendre pourquoi ! Nous sommes donc tranquilles pour quelques jours. » Heylel éclata de rire : « Tu sais Yeshua*, j’ai toujours l’impression que nous nous sommes fait avoir dans cette histoire de ciel et d’enfer, même si la plupart du temps, cela nous arrange bien. » Yeshua sourit. Il aimait ces moments volés, où il retrouvait son jumeau comme au tout début de l’univers. Parfois il songeait, qu’il aurait du s’arrêter de créer, juste avant de fabriquer le premier homme… et surtout avant les anges. Quel besoin avait-il de légions célestes et d’humains qui ne causent que des problèmes ? Heylel et lui vivaient dans un Eden, s’entendaient comme larrons en foire et profitaient de leur éternité. D’où leur était venu soudain à l’un cette pointe d’ambition qui l’a poussé à créer un monde et à l’autre ce zeste d’ennui, qui l’a poussé à se singulariser ? Yeshua secoua sa longue crinière lumineuse, comme pour chasser les pensées importunes, plongea la main dans la cascade fraîche à ses côtés et envoya des milliers de gouttelettes irisées vers Heylel. Celui-ci se leva d’un bond et entraîna son frère d’un seul élan dans l’onde transparente. Deux grands enfants joueurs et rieurs, dans un jardin paradisiaque … voilà donc à quoi ressemblait l’aube des temps ? Quand ils se séchèrent plus tard au soleil, Yeshua dit incidemment : « Sais tu que Loiseau vient d’arriver au paradis ? Nous aurons un excellent dîner ce soir ». « Mais tu me prends tous les meilleurs » rétorqua Heylel mi-figue, mi-raisin. » Tu as déjà le meilleur boulanger et te voilà avec un cuisinier d’élite. Tiens, d’ailleurs j’ai une arrivée à te signaler aussi : Staline vient enfin d’arriver en enfer. Imagine que ce moujik a réussi à traîner en route depuis près de cinquante ans. Follement courageux le petit père des peuples … Je me demande quel job on va lui confier. Enfin, je ne suis pas là pour parler boutique avec toi. Profitons des vacances. Et, magnifique dans sa nudité parfaite, ses longs cheveux d’ébène pour seul ornement, Heylel entreprit de servir deux verres de champagne.

Tout près de l’entrée du paradis, dans un immense cumulus blanc de cinquante étages, les anges s’activaient. Les bureaux immaculés bourdonnaient d’une vie intense. Comme toujours, c’est à l’étage des anges gardiens qu’il y avait le plus à faire. Il était grand temps que la nouvelle promotion vienne en renfort. La terre devenait un endroit de plus en plus dangereux.

Au rez-de-chaussée, grognon comme presque toujours, Pierre houspillait les anges secrétaires qui travaillaient avec lui. Celles-ci s’éclipsaient en riant, dès qu’elles pouvaient trouver une occasion. Le café Eden Roc, dans le nuage voisin, était un de leurs endroits favoris. Les anges portiers, et les chérubins le fréquentaient assidûment, autant pour y boire le traditionnel nuage de lait givré avec une goutte de café, que pour y bavarder de tout et de rien. Ce jour là, un seul sujet de conversation : l’arrivée de Heylel. Les angelottes du Lyceum Coeli voulaient créer un fan club et même des anges-guerrières confirmées, qui faisaient partie des corps des Trônes et des Dominations, se sentaient une âme de midinette. Si le secret du séjour du Prince des Ténèbres était éventé, le Paradis était pris d’une fébrilité inhabituelle. Les vieux saints devenaient bougons – sauf Augustin, dont les yeux prenaient un air rêveur et Marie Madeleine qui souriait pleine d’indulgence -, les bienheureuses se pomponnaient, les légions célestes étaient soumises à une discipline toute militaire par leurs chefs, et les chœurs des séraphins chantaient à pleins poumons. Mais par-dessus tout, on entendait dans les strates, un bruit assez inhabituel : les éclats de rire d’un dieu et d’un démon.

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Faisant les cents pas, dans son bureau digne d’un ministre, Asmodée ne décolérait pas. Il avait essayé de joindre Heylel et malgré des recherches approfondies, celui-ci était demeuré introuvable. Il avait intrigué pendant une éternité pour arriver à introduire cette traînée de Messaline dans l’intimité du Prince des Enfers et voila que cette incapable ne s’était même pas rendue compte que Heylel avait filé. Au terme d’une enquête rapide, il s’est avéré que l’adorable petite Lilith qui dirigeait le bureau des admissions était la dernière à avoir aperçu le boss. Le passage de Heylel avait provoqué l’habituel remue-ménage : toutes les femmes présentes étaient devenues immédiatement des groupies hystériques et les hommes, langues pendantes, avaient compris d’un seul coup d’oeil que leur idéal serait à jamais inatteignable … mais aucun des damnés n’avait saisi qu’il venait de voir Satan en personne. Celui-ci, sourire aux lèvres et aura charismatique en bandoulière avait passé les grilles de l’enfer en chantonnant.

Asmodée savait bien où s’était rendu Heylel et il désapprouvait ce voyage au plus haut point. Mais en bon diable, il voyait aussi le côté avantageux des choses. L’absence du chef suprême lui permettait d’intriguer à loisir, de grappiller des miettes de pouvoir à droite et à gauche, de jouer au patron, mêmes si les autres « grands » tels Belzébuth, n’avaient aucunement l’intention de le laisser faire. Mais cette fois ci, il avait un léger avantage pensait-il, aucun à part lui, ne savait encore que Heylel avait pris la clef des champs … ou plutôt du jardin d’Eden. Il décida aussitôt de prendre un peu d’avance et envoya un petit groupe de démons d’élite fomenter une guerre sur terre. Cela ne semblait pas trop difficile : il y avait déjà de nombreux « points chauds » sur la planète et en chatouillant un peu l’ego de l’un, en titillant la volonté de puissance d’un autre, on devrait arriver assez rapidement à un joli conflit mondial. Et une guerre c’était autrement rentable pour l’enfer que d’attendre que les méchants arrivent au compte-gouttes. Il fallait absolument qu’il réussisse ce projet, ce qui ne manquerait pas de conforter sa position … Asmodée rêvait … il aurait tant aimé être calife à la place du calife.

Ce qu’Asmodée ignorait, c’est qu’en partant, Heylel avait intimé à Lilith l’ordre de distiller la nouvelle de son départ à dose homéopathique, mais en veillant à ce que tous les barons infernaux soient au courant. Trop heureuse d’être distinguée pour cette mission diplomatique, Lilith s’en était acquittée avec brio. Tout comme Asmodée, Belzébuth avait décidé de provoquer une arrivée massive de damnés en enfer et une catastrophe naturelle lui semblait un bon moyen d’y arriver. Il envoya quelques escouades de choc dans tous les endroits de la terre où l’équilibre naturel était déjà gravement compromis. Ce serait vraiment un miracle si ses envoyés ne parvenaient pas à réveiller toutes les cupidités et stupidités des dirigeants concernés. Et pour faire bonne mesure, il décida de faire activer par ses troupes les volcans dormant sous les glaces des pôles. Dans quelques semaines à peine, la plupart des terres habitées seraient immergées et alors … à l’instar d’Asmodée, Belzébuth ne cachait pas qu’il se verrait bien à la tête d’un enfer surpeuplé, à la place de Heylel … Et il n’était pas le seul. Les ténèbres bruissaient d’intrigues, de méchanceté et d’idées farfelues.

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Dans le coin le plus reculé, mais aussi le plus beau de l’Eden, Yeshua s’était créé son petit paradis personnel. Il s’y retirait le septième jour de la semaine, en se félicitant à chaque fois d’avoir eu la bonne idée de terminer sa création par une journée de repos. Et il y venait aussi en Août, depuis qu’il avait découvert que les humains avaient inventé une chose merveilleuse, qu’ils appelaient vacances d’été. En fait, c’est lors de l’une des dernières visites de Heylel, que les deux frères, au cours d’une petite séance d’observation par les lucarnes du ciel (regarder à loisir et en cachette la fourmilière humaine les amusait toujours énormément tous les deux), avaient remarqué que les hommes se déplaçaient beaucoup à cette période de l’année. Ils avaient alors eu l’idée d’une escapade secrète sur terre pour voir par eux-mêmes de quoi il retournait. Ils en étaient revenus ravis et plus complices que jamais. En quelques jours ils avaient essayé le surf à Hawaï, dégusté des homards fraîchement pêchés à Martha’s Wineyard, assisté au coucher de soleil dans la foule baba cool d’Ibiza, visité les Pyramides de Gizeh, plongé dans les eaux cristallines des Maldives et flâné dans les ruelles de Montmartre. Depuis lors, Yeshua avait décrété être indisponible en Août et avait interdit qu’on le dérangeât dans son jardin secret. Heylel n’avait pas besoin de ce genre d’interdiction. Il était plus que rare que quiconque en enfer ose pénétrer dans son antre, sans y avoir été expressément invité.

C’est dans ce jardin secret que les deux frères passaient leur temps, à discuter, se baigner, se reposer, bref à profiter l’un de l’autre. Une nuit, alors qu’ils admiraient tous les deux les myriades d’étoiles qui étincelaient comme des diamants piqués dans le velours noir de l’univers, ils sentirent une présence derrière eux. Yeshua se tourna interrogatif, alors que Heylel était déjà prêt à malmener l’intrus. Pourtant en la voyant, les deux ne purent s’empêcher de sourire. Celle qui avait osé braver l’interdit, c’était Elle, l’ange préférée de Yeshua, celle qui inlassablement avait essayé de faire l’intermédiaire entre le ciel et l’enfer, après le grand bouleversement. Celle qui finalement, compatissant avec les humains, qui faisaient les frais de cette rupture avait décidé, d’emmener avec elle tous les anges de bonne volonté pour que chaque habitant de la terre ait un ange gardien. Elle les regarda tous deux gravement et leur dit simplement : « Si vous ne faites rien, la terre va disparaître. Une série de catastrophes naturelles est en train de la submerger et comme si cela ne suffisait pas, des guerres viennent d’éclater un peu partout. Cela dépasse mes compétences. » Yeshua secoua tristement la tête, s’il intervenait, cela signifierait à tout jamais la fin du libre arbitre des hommes. Heylel, lui, avait compris, il avait sa tête des mauvais jours quand il embrassa son jumeau, avant de plonger vers son royaume. Déjà loin, il cria : « Active la ligne rouge. Tu auras de mes nouvelles ! »

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L'un e(s)t l'autre - suite et fin

Quand Heylel arriva près des majestueuses grilles de l’enfer, celles-ci se mirent à fondre. La chaleur devenait intolérable. Lui seul, terrible et majestueux dans sa colère semblait ne rien remarquer. La longue file des humains s’était égaillée en tous sens à son approche et Lilith elle-même se fit toute petite, derrière son immense bureau. Sans s’arrêter et sans un mot, le maître des enfers se rendit dans la Salle du Trône. Il y fut rejoint presque instantanément par Rhadamanthe. Ce dernier était une curiosité en enfer. Il n’avait rien de commun avec les autres diables. Il n’était pas mauvais … il n’était pas bon non plus. Il avait simplement choisi de vivre dans les profondeurs infernales, car c’est là qu’il se sentait chez lui. Aucun autre ne pouvait se flatter d’avoir autant que lui la confiance de Heylel (si tant est que Heylel sache encore ce qu’est la confiance). En tout cas, il l’avait établi Juge des Enfers et c’est lui qui décidait du devenir de tous les damnés importants que lui envoyait Lilith. Et Rhadamanthe s’adonnait à son travail, sans état d’âme aucun, mais également avec la plus grande neutralité. Il savait reconnaître la valeur d’une âme, comme s’il l’avait pesée. Satan lui demanda de réunir immédiatement les grands démons et, efficace comme toujours, Rhadamanthe les rassembla, râleurs et inquiets, en un temps record. L’atmosphère dans la Salle du Trône était à couper au couteau.

Chacun s’attendait à une colère monstrueuse, qui ferait trembler l’enfer sur ses fondations, ou pire une de ces rages froides, au cours desquelles, Satan donnait la pleine mesure de sa puissance. Pourtant ce fut un Heylel souriant qui entra dans la salle et s’assit sur le trône. Il les regarda un à un, s’attardant sur les visages, fouillant les regards. Mais la lueur amusée dans ses yeux ne les rassurait pas du tout et son silence ne laissait rien présager de bon. Quand il parla enfin, sa voix était douce, presque gaie : « Je vous félicite mes amis, vous vous êtes montrés parfaitement dignes de votre mission, en mon absence. Si vous avez d’autres bonnes idées de ce genre, ne vous gênez pas. J’ai vu que nous aurons bientôt une foule de nouveaux arrivants. Je compte sur vous, pour gérer cet afflux au mieux. » Il les congédia sur ces quelques mots et ils se retirèrent mal à l’aise, décidant de se faire oublier pour quelques temps en attendant de voir clairement quelles étaient les intentions du Maître. Heylel se rendit dans son bureau, s’installa confortablement dans son fauteuil de cuir noir, peaufina en souriant son plan, puis tendit la main vers le téléphone.

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Du haut de son nuage rose préféré, Yeshua regardait tristement le monde. Depuis sa création, il n’avait cessé d’être une source de tracas et de travail. Et voilà qu’une fois de plus tout allait mal. Oubliant sa légendaire bonne humeur et faisant fi de sa bonté naturelle, Yeshua claqua la porte de son bureau et s’enferma à double tour. Dans le tourbillon de ses sentiments furieux, il se revit aux origines faisant un avec son jumeau Heylel. Et puis, on ne sait d’où, étaient apparues des pensées et ils avaient découvert qu’en les laissant s’agiter, puis mûrir ces pensées prenaient forme et se matérialisaient. Ils y avaient pris un plaisir énorme et c’est ainsi que l’univers prit peu à peu forme. C’était un jeu passionnant et d’autant plus amusant, qu’ils constataient à chaque fois que leurs pensées étaient en fait uniques ou complémentaires. Quand Yeshua a ainsi laissé grandir en lui la pensée de l’eau, sachant déjà qu’elle serait plurielle, mais imaginant d’abord les océans avec leurs vagues, leurs marées, leur profondeur, leur mystère, Heylel pensait sources et ruisseaux et rivières et fleuves. Et dans un grand éclat de rire ils avaient formulé en même temps l’idée des lacs et des étangs. Oh oui, cela avait été plus que passionnant, c’était tout simplement génial, et l’éternité ne leur semblait pas assez longue pour ce jeu là. Le point d’orgue de cette période ludique avait été le Jardin. Non seulement ils avaient réussi à y mettre toutes les belles choses qui avaient déjà été crées, mais ils avaient fignolé, affiné, embelli … Comment oublier la naissance d’une goutte de rosée ou l’éblouissement d’un rayon de soleil, qui tel une fine pluie d’or joue dans une frondaison mouvante. Comment oublier l’apparition du premier arc-en-ciel et l’élégance du saule devenu pleureur. Yeshua souriait en évoquant ces souvenirs là. Le changement avait commencé, imperceptible, quand dans leur esprit étaient nés les anges. Contrairement aux astres ou aux saisons, ces êtres de lumière à leur image, étaient devenus des compagnons. C’est vers cette époque là que pour la première fois, l’âme pensante de Yeshua et Heylel n’avait plus été unique. L’un voyait les anges comme de simples créatures capables de se mouvoir, de réfléchir et d’exécuter des ordres, l’autre les considérait comme une création à part et promise à de hautes tâches … et soudain, ils s’étaient retrouvés dans deux corps différents. Cela les avait beaucoup amusés d’être devenus doubles. Et ils trouvaient tout deux que cela enrichissait beaucoup leur existence. Les monologues intérieurs étaient devenus dialogues. Les longues séances de création se terminaient par des jeux dans le Jardin ou sur une plage. Les soirées se prolongeaient à regarder apparaître les étoiles en buvant un verre de vin. Si le bonheur n’existait pas encore, ils venaient de l’inventer…

Un jour naquit en Yeshua l’idée de peupler la planète Terre. Et pour la première fois Heylel fut jaloux. Quel besoin son frère avait-il de créer encore de nouveaux êtres. Les anges ne suffisaient-ils pas ? Quand Yeshua pensa à l’immense bouleversement qui avait suivi, il se demanda encore pourquoi, tous les deux, ils avaient préféré leurs idées à l’amour fraternel. Comment concevoir aujourd’hui qu’il ait pu exister quelqu’un ou quelque chose qui avait plus d’importance que Heylel, son double, son autre lui-même. Et même si les deux frères s’étaient rapidement et définitivement réconciliés, le bien et le mal avaient fait leur apparition et n’avaient plus pu être bannis de l’univers. Et … Heylel habitait désormais en enfer, loin de Yeshua. Ce dernier se rendit compte, que depuis ce moment là, il n’avait plus vraiment eu l’esprit joyeux. Rien de ce qu’il avait fait n’avait pu colmater la faille. Quand les humains s’étaient tournés vers d’autres dieux, il s’était mué en Trinité, le père, le fils et l’esprit. Mais l’esprit n’était plus vraiment là, depuis le départ de Heylel. Et pour la première fois, Yeshua se sentit las. Très las. Il resta encore un moment dans son bureau, à mettre au point son plan, puis se décida à appeler Elle et les trois archanges, quand le téléphone tinta discrètement.

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Quand il entendit la voix de Yeshua, qui répondait d’un simple « Oui », à l’autre bout de la ligne, Heylel se sentit si heureux, qu’il sut immédiatement que sa décision était la bonne. Lui aussi avait beaucoup réfléchi, mais contrairement à son double céleste, ses pensées habituellement sombres avaient cédé le pas à une joyeuse attente. Il s’était senti libéré d’un poids. Comme si un énorme rocher devenait sable et s’écoulait tout doucement … le mal peut-être ? Comme si la puissance qui l’étouffait, devenait invisible et inconsistante … Les ors et les ténèbres de l’enfer lui paraissaient soudain laids et insupportables. Il savait, tout son être savait que sa place n’était pas là. « Yeshua », il cria presque son nom. « Dans quelques heures, je serai dans le Jardin … pour toujours … si tu le veux … ou ailleurs … » Yeshua se sentit soudain léger aussi et sourit. Encore une fois, il dit simplement « Oui » et raccrocha.

Ravi de ce qu’il préparait, Satan appela Rhadamanthe et Samael. D’une voix posée il leur expliqua qu’il allait tout simplement disparaître des enfers, abandonner son rôle de Satan, de grand méchant, de tentateur, de séducteur sombre. Et devant leurs regards totalement ébahis, il se mit à rire, d’un rire d’une gaieté folle, un rire tel que les profondeurs infernales n’en avaient jamais entendu. Il leur dit aussi ce qu’il attendait d’eux. Quitter son empire était une chose, mais le laisser en proie à l’anarchie en était une autre. Heylel instituait Rhadamanthe Juge Suprême des Enfers : il voulait une personnalité forte et équilibrée pour lui succéder, capable de tenir tête aux grands démons, même s’il n’était pas doué des mêmes pouvoirs que lui. Quant à Samael, qui était un peu son préféré, il le destinait à être le nouveau Prince de la Géhenne et l’époux de la belle Lilith. Une nouvelle génération de démons naîtrait … Il savait fort bien qu’il jouait ainsi un très mauvais tour aux Grands de son royaume. Lors de sa réflexion un peu plus tôt, il avait soudain repensé à une phrase prononcée par une femme et entendue par hasard alors qu’il observait les humains avec Heylel : « La méchanceté me fait peur, quand elle s’allie à la bêtise … » et une voix masculine lui avait répondu : « La méchanceté est bien plus inquiétante quand elle est alliée à l’intelligence … » Cela l’avait fait sourire et avec beaucoup de malice il avait décidé d’inventer un ultime défaut avant de partir. Il allait endormir la colère de ses lieutenants avec des titres bien ronflants … la vanité … quel joli mot, pour un joli péché …

Heylel fut plus magnifique que jamais pendant la cérémonie de passation de pouvoirs. On ne voyait que lui. Sa beauté sombre portait en elle tous les chefs d’œuvres que la terre ne verrait jamais : une Vénus de Milo en ébène, un Taj Mahal en basalte, un Kohinoor fumé …

Ainsi donc Léviathan devint le Maître des Océans et le Prince des Menteurs, Baal devint Général des Armées Infernales, Asmodée devint Archi Démon et Astaroth fut nommé Prince des Trônes et Trésorier des Enfers. Belzebuth boudait ferme dans son coin, car Heylel le faisait attendre … mais un coffre rempli d’or et le titre de Chef Suprême des Démons le remirent d’aplomb. Heylel se demanda combien de temps, ils mettraient pour se rendre compte que leurs titres et les pouvoirs qui s’y rapportaient, interféraient légèrement les uns avec les autres. Mais cela ne faisait plus que l’amuser. Il jeta un dernier regard sur ce qui avait été sa vie pendant une petite éternité et passa une ultime fois la lourde grille, le pas et le cœur léger …

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Dans le grand bureau de Yeshua régnait la consternation. Elle, l’ange préférée du Seigneur le regardait d’un air incrédule, Michel flamboyait de colère, Gabriel désapprouvait ouvertement et Raphael pensait qu’il fallait aller chercher Pierre. Yeshua acquiesça en souriant. Evidemment, à l’arrivée de Pierre, la situation ne s’arrangea pas. Les récriminations reprirent de plus belle. Mais Yeshua resta déterminé. Il abandonnait les cieux à leurs bons soins, il les savait capables de s’occuper du monde et des âmes. Il leur faisait confiance. Lui, il s’éclipserait discrètement. Sa décision était irrévocable. Il dut résister à maints assauts. Leurs arguments étaient redoutables, mais il tint bon. Doucement, Elle lui fit remarquer qu’il pouvait continuer à vivre dans le Jardin et qu’on ne ferait appel à lui qu’en cas d’extrême urgence. Mais tout aussi doucement, il refusa. Il prit beaucoup de temps pour mettre en place avec eux les moindres détails, pour les encourager, les conforter, les réconforter. Il leur assura qu’une partie de lui serait toujours avec eux. Il n’y eu pas de cérémonie. Yeshua arpenta les cieux et bénit chacun de ses anges, l’assurant de son amour. Puis quand Heylel arriva, ils se retirèrent tous les deux dans le Jardin.

Nul ne fut témoin de leurs retrouvailles, mais ce jour là naquit quelque part au fin fond de l’univers une petite planète parfaite. L’éternité y coule comme une source sur de jolis cailloux polis. Il s’y crée de petits miracles comme les ailes poudrées d’un papillon ou le parfum d’une rose. Il y flotte comme une brise impalpable de quelque chose qu’on pourrait nommer la paix ou le bonheur … On y entend le rire de Yeshua et de Heylel …

*Note :

Heylel : mot hébreu pour Etoile du Matin, traduit plus tard en Lucifer, porteur de lumière.

Yeshua : nom hébreu de Jésus. A l’origine j’avais pris Yahvé ou Jehovah. Pour diverses raisons, dont l’une est la consonance avec Heylel, j’ai choisi de garder Yeshua.

Merci de tout cœur à l’ami patient et érudit, qui m’a aidée à mettre un peu de cohérence, sinon théologique, du moins sémantique, dans ce petit texte et qui m’a encouragée à le terminer.

dimanche 9 décembre 2007

Imperceptiblement


Imperceptiblement

La nature s’est mise en deuil.

Les arbres qui flamboyaient

Récemment encore

N’agitent plus que quelques lambeaux

De feuilles rabougries.

Les premières gelées

Ont avachi l’herbe drue

Qui s’est couchée jaunâtre et vaincue

Le long des tristes sillons

Des labours.

Même la pluie ne chante plus,

Ses gouttes glacées martèlent

Sol et visages imprudents

Ou s’embrument

En crachin persistant.

Le soleil s’est mis en absence,

Laissant au gris

La maîtrise du temps.

Rarement quelques rayons,

Pâles et fantomatiques

Chassent les nuages

Et s’imposent dans un ciel délavé.

Du nord déboulent

Les bises précoces

Dans le jardin abandonné

Les roses d’automne

Pleurent leurs derniers pétales …