Rimbaud
J’ai rencontré Rimbaud par une belle journée d’été. Il était assis, adossé à un arbre immense, les yeux perdus dans le vague, en bordure de la forêt de Brocéliande. Il ne m’a pas entendue arriver. C’est seulement quand je me suis retrouvée entre le soleil et lui, qu’il m’a regardée et m’a souri. Sans savoir pourquoi, je me suis assise à côté de lui et nous avons commencé à parler. De Brocéliande, de poésie, de Rimbaud … Longtemps avant de savoir qu’il portait un nom d’apôtre, pour moi, il a été Rimbaud. Pendant plus d’une heure, nous avons alterné conversation et silence. Je l’ai quitté sur la pointe des pieds, le laissant à ses pensées.
Le lendemain, je l’ai trouvé à la même place. Il semblait m’attendre. Un grand sourire a illuminé son visage à mon arrivée. Il s’est levé d’un bond et m’a invitée à une promenade en forêt. Nous avons marché ensemble dans une mystérieuse cathédrale de verdure. Du vert, à perdre haleine … vert tendre des frondaisons frémissantes, qui filtraient de minuscules rayons de soleil dansants, vert lumineux des clairières, vert émeraude quand les arbres se faisaient plus serrés, vert dru du gazon et de la mousse au sol. Une lumière étrange baignait l’endroit ajoutant encore à son côté magique. Je crois que je n’aurais pas été étonnée outre mesure, d’apercevoir l’ombre de Merlin derrière un rocher. Rimbaud semblait connaître tous les sentiers, tous les ruisseaux et toutes les légendes. Je l’écoutais, bouche bée, comme une enfant. « Brocéliande m’habite » disait-il. Il parlait de cet endroit, comme s’il en faisait partie, avec une émotion profonde, presque avec fièvre. Je le prenais pour un breton passionné par sa région et par ses rêves. Quand nous avons retrouvé mon chemin habituel, il m’a simplement dit : « Demain, nous irons au bord de la mer. Je vous attendrai à neuf heures, près du calvaire, sur la route de Ploërmel ». J’ai accepté, sans réfléchir une seconde. Plus tard, je me suis dit en souriant toute seule, que la magie de Brocéliande devait être puissante… ou que j’étais un peu stupide.
Il m’attendait, à côté de sa voiture, à l’endroit convenu, quand je suis arrivée, peu avant neuf heures. Il semblait heureux de me voir et m’a gentiment ouvert la porte côté passager, avant de s’installer à son tour. Nous avons roulé lentement, vers le Golfe du Morbihan, fenêtres ouvertes, goûtant la douceur du soleil et de la brise et guettant les premières saveurs iodées dans l’air. Nous nous sommes arrêtés près d’un sentier de chèvres, qui dévalait de façon fort aventureuse vers l’océan. En bas, nous attendait une longue plage presque déserte, entrecoupée de rochers. Nous avons déposé nos affaires au pied de la falaise et sans un mot, il m’a pris par la main et nous avons couru vers l’eau. Nous avons marché longtemps, au ras des petites vagues qui venaient mourir sur la grève avant de nous asseoir dans le sable chaud et de regarder la mer. Elle dansait en bleu et argent, comme vêtue de milliers de petits miroirs. Près des rochers, elle bondissait en fines arabesques d’écume et enlaçait les pierres noires et luisantes. Le ciel couleur myosotis était animé de petits nuages frisés et par le vol incessant des oiseaux de mer. Au loin, quelques voiliers traçaient leurs mystérieux sillons dans l’onde. C’était un de ces moments de plénitude parfaite comme seuls la nature ou l’amour savent en donner. En écho à mes pensées, d’une voix à la fois douce et grave, Rimbaud a commencé à réciter, comme pour lui même :
« Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme. » *
Les jours suivants, j’ai passé beaucoup de temps avec Rimbaud. Souvent, il m’emmenait explorer « sa » forêt. Il aimait s’asseoir sur les berges du ruisseau du Pas du Houx ou de la Chèvre et me raconter les anciennes légendes. Parfois, nous restions longtemps silencieux, goûtant l’enchantement des lieux, rêvant aux fées et aux chevaliers. Le temps s’écoulait comme une prière. Petit à petit, il s’est mis à parler de lui. A petites phrases discrètes d’abord. Puis la confiance a grandi entre nous, comme ces jeunes arbres qui s’élançaient encore tendres et souples aspirant à devenir un jour, pareils à ces frênes immenses et majestueux, qui nous entouraient. J’ai découvert un homme intelligent, sensible, passionné, artiste, mais également un homme compliqué, tourmenté, impatient, qui affirmait ne supporter aucune sorte d’autorité. Il se disait anarchiste et me demandait en souriant, si je trouvais cela grave. Au fil des conversations j’ai appris qu’il venait d’une région du centre, alors que je le prenais pour un autochtone. Lui, qui se donnait des airs de rebelle et de poète maudit était maire d’une petite ville et totalement au service de ses concitoyens. J’ai appris peu à peu à découvrir ses paradoxes, ses côtés attachants. Il vénérait les mots et ceux qui savaient s’en servir avec intelligence et beauté. Il passait une partie de ses nuits à écrire et la plupart de ses courts moments de loisirs à lire. La magie du verbe et de l’écriture le fascinait. Il aimait s’exprimer autant que j’aimais l’écouter. Quand il parlait, ses traits s’animaient. Sa beauté presque juvénile, faisait place à un charme profond, indissociable de ses mots et de son regard. Il était venu en Bretagne pour se reposer. Plusieurs projets importants pour sa ville, l’avaient amené à négliger totalement sa santé et son cœur un peu fragile n’avait pas résisté au stress et au surmenage chronique. Après un séjour à l’hôpital, les médecins lui avaient impérativement conseillé le repos. Il avait choisi le Morbihan des vacances de son enfance et également la solitude. Il m’apprit qu’il était marié, mais que son épouse ne devait le rejoindre que pour les tout derniers jours de son séjour. J’avais de mon côté accepté avec joie, l’offre d’une amie, d’habiter son petit cottage pendant qu’elle passait un mois aux Etats-Unis. L’idée de pouvoir paresser, lire et écrire à mon envie, pendant plusieurs semaines, loin de l’animation familiale n’était pas pour me déplaire. Nos confidences sur notre entourage s’arrêtèrent là.
Durant ces jours, nos pas nous ont porté dans la forêt, sur la lande, en haut des falaises et au ras des vagues. Nous avons passé des heures assis au pied d’arbres centenaires à discuter et presque autant assis silencieux à contempler l’océan. La forêt et la mer étaient notre demeure. Il me livrait une partie de son âme et j’ai osé lui lire certains de mes poèmes. Il me livrait sa Brocéliande et au fil de nos promenades. Le Val sans Retour ou l’Etang du Miroir aux Fées n’eurent plus de secrets pour moi. Rimbaud devenait Merlin et j’étais Viviane et nous dansions pour l’éternité, au clair de lune, autour de la Fontaine de Barenton. Je me suis rarement sentie aussi proche de quelqu’un. Mais jamais nous ne troublions l’intimité de l’autre, jamais nous ne nous rendions visite en dehors de nos rencontres quotidiennes.
Un soir pourtant je l’ai trouvé devant ma porte, alors que nous venions de nous quitter deux heures plus tôt et que nous avions passé une partie de l’après-midi à bavarder près du Siège de Merlin. A la place de l’habituel tee shirt, il portait une chemise blanche avec son jean. Il m’a souri timidement et m’a demandé s’il pouvait m’inviter à dîner. Surprise mais ravie, j’ai enfilé une robe en lin, des sandales, j’ai pris mon sac et un gilet et nous sommes partis en direction de la mer.
Nous avons mangé du poisson grillé sur une jolie terrasse, parlant peu et de choses anodines. La douceur de l’air était presque palpable et une petite brise tiède nous apportait le parfum de la mer. Le velours du ciel était piqué d’une myriade d’étoiles bienveillantes, qui donnaient envie de se promener dans la voie lactée. A la fin du dîner, il a pris ma main et nous sommes allés vers la plage. Le sable était encore tiède de la journée. L’océan scintillait sous la lune. Des gerbes d’écumes éclairaient la base des falaises, qui projetaient leur masse sombre sur la grève. Soudain ses bras se sont refermés sur moi et j’ai senti la douceur de ses lèvres sur les miennes. Nous nous sommes embrassés avec timidité et tendresse, avec fougue et passion, pendant un long moment. Puis il m’a fait asseoir tout doucement sur le sable et s’est assis derrière moi, m’enveloppant de ses bras et nous sommes restés longtemps, sans un mot, à regarder la nuit et l’eau et à goûter la proximité de l’autre. Bien plus tard, sa bouche posée contre mon oreille, il a murmuré des mots doux en m’avouant combien il avait aimé passer tout ce temps avec moi, combien j’étais devenue important dans sa vie … il a même utilisé le mot « essentielle » en précisant : « dans tous les sens du terme ». J’étais si émue, que j’étais incapable de répondre, me contentant de nicher ma tête au creux de son épaule et de laisser couler silencieusement quelques larmes. Il les a séchées, tendrement, de ses baisers. Quand il m’a raccompagnée chez moi, tard dans la nuit, je me suis serrée contre lui, j’ai plongé mon regard dans le sien et je lui ai dit tout simplement, que je ressentais exactement la même chose. Je lui ai volé un dernier baiser, avant de m’enfuir comme une ombre.
J’ai très peu dormi cette nuit là, appréhendant le lendemain. J’ai repassé dans ma tête chaque détail de cette soirée pas comme les autres, si pleine de tendresse, mais aussi de paroles que nous n’avions pas dites. J’avais à la fois peur de revoir Rimbaud, peur d’avoir gâché cette étrange amitié et encore plus peur de l’avoir perdu. Pourtant, quand nous nous sommes retrouvés, en bordure de cette forêt magique, responsable de notre rencontre, il m’a souri, a posé un baiser léger sur mes lèvres, m’a pris la main et rien dans cette promenade et dans notre bavardage n’était vraiment différent des autres jours. Sauf qu’il m’a raccompagnée jusqu’à ma porte et que je lui ai proposé de partager mon dîner léger. Et dans la nuit montante, sur un banc, près d’un immense massif d’hortensias, nous avons osé parler de « nous », de notre entourage, d’amour, d’amitié, de complicité. Nous avons laissé libre cours à toutes ces émotions accumulées, ces sentiments que nous avions soigneusement enfouis au plus profond de nous-mêmes. Les mots eux-mêmes n’étaient plus les mêmes et semblaient avoir besoin de gestes. Nous aurions aimé être héroïques, nous avons été tout simplement humains et amoureux.
Cette nuit et les suivantes ont été les nôtres. L’enchantement de Brocéliande nous protégeait et nous enveloppait. Viviane et Merlin nous approuvaient.
Lorsque l’heure de repartir vers ma vie et de laisser Rimbaud à la sienne a sonné, nulle amertume dans nos cœurs, mais un lien aussi doux, aussi fin et aussi solide qu’un cordon de soie nous reliait à tout jamais. Rimbaud habitait mon âme et ma vie et il y est resté, invisible et présent… et quand nous avons la chance de pouvoir nous échapper du côté de Brocéliande, en rêve ou en réalité, nous le faisons dans l’allégresse, sans regrets, ni remords ….
* Sensation d’Arthur Rimbaud (extrait de Poésies)